Juliet Schreckinger

Juliet Schreckinger : des illustrations d’animaux aussi poétiques qu’engagées

Image d'avatar de Lucie SolLucie Sol - Le 22 octobre 2024

Figure importante dans l’illustration d’animaux en art contemporain, Juliet Schreckinger met à l’honneur dans son travail la nature, l’océan et les divers êtres vivants qui les peuplent, grâce à la technique du pointillé dont elle est experte.

gigantesque pieuvre sur une falaise avec des maisons, mouettes posées sur ses tentacules
©Juliet Schreckinger, Oscar and the Gulls

Dans notre contexte où la conscience écologique s’accroît et où la nécessité de réenvisager nos rapports à la nature et aux animaux s’impose, les œuvres de Juliet Schreckinger peuvent être lues comme une ode à la nature, une invitation à recréer un lien entre elle et les êtres humains.

L’artiste

Juliet Schreckinger vit actuellement à Long Island (Etats-Unis). Elle expose régulièrement depuis 2019, collectivement ou en solo, majoritairement aux Etats-Unis mais aussi en Allemagne (pour Don’t Wake Daddy XVII en 2022). Elle termine ses études d’art à New York en 2022 avec l’obtention de son Bachelor of Fine Arts (l’équivalent d’une licence en France), et travaille aujourd’hui en tant qu’artiste tout en donnant des cours. Voir son Instagram ici.

Sa technique artistique

La grande majorité de ses œuvres est en noir et blanc, elles sont composées de minuscules points au stylo à encre et avec des touches au graphite (des arbres en arrière-plan par exemple). Certaines sont agrémentées de couleur, mais restent rares. Cette technique relève du dotwork ou stippling, également très utilisée pour les tatouages. Cela permet de créer des œuvres souvent monochromes en réalisant plus ou moins de points selon les endroits pour permettre l’impression de lumière, d’ombre, de profondeur.

Cependant, cela demande donc aussi beaucoup de précision et de patience, et l’élaboration des dessins peut prendre des centaines d’heures selon le format choisi : The Cephalopod Forest (35 x 43 cm) lui a pris plus de 200 heures à parfaire. D’autre part, si Juliet Schreckinger réalise des tableaux variant d’environ 15 à 50 centimètres de côté, elle est aussi à l’origine de superbes créations murales, plus grandes et qui demandent donc encore plus de temps.

céphalopodes formant une forêt
©Juliet Schreckinger, The Cephalopod Forest, 2023, 14 x 17 inch.

Une telle technique donne un grain très particulier à ses œuvres, comme si elles sortaient d’un film en noir et blanc, ou d’une photographie. C’est d’ailleurs cela qui a inspiré l’artiste et l’a conduite à adopter cette technique et ce choix chromatique spécifiques.

Ses œuvres

Déjouer l’anthropocentrisme par le jeu des échelles

Ses œuvres dénotent une fascination admirative pour les animaux dont elle fait le sujet principal de ses illustrations. Elle les représente toujours en grand, au centre, et ils dominent physiquement les traces de la civilisation humaine de leur corps imposant (comme pour Lou the Leatherback Sea Turtle and His Lighthouse, par exemple). Par ses dessins, elle nous tire hors de notre anthropocentrisme et utilitarisme occidentaux pour nous faire redécouvrir la nature qui nous entoure, et qui devrait être davantage prise en compte.

tortue de mer volant autour d'un phare
©Juliet Schreckinger, Lou the Leatherback Sea Turtle and His Lighthouse

L’artiste joue des échelles pour diriger notre regard vers la faune et la flore magnifiques qu’elle dépeint, et de le décentrer des constructions humaines qu’elle figure ponctuellement (phares, maisons, villes). Ce jeu de proportions ne naît donc pas simplement d’une volonté artistique purement esthétique, mais aussi du souci de redonner grâce à l’art l’importance et le prestige qu’ils méritent à ces animaux.

Juliet Schreckinger renouvelle donc le regard que l’on porte sur eux en appelant à la contemplation et au respect. Ce décalage dans les proportions est donc un moyen de rééquilibrer la relation entre humains et nature que des siècles ont participé à déconsidérer, à hiérarchiser voire à profaner en Occident. La mise en avant des animaux et des végétaux par l’art semble donc renverser momentanément la domination, et redonner sa place à la nature, au sens propre comme au figuré.

Nous reconnecter à la biodiversité

Sans même parler d’humains, ces changements de taille des sujets qu’elle représente a aussi lieu entre les animaux ou les végétaux eux-mêmes : en témoigne Benny and her Hornbill Bird (2021), où un escargot immense porte sur son dos un arbre miniaturisé, et un oiseau agrandi mais de même taille que ladite Benny. Cela crée des œuvres amusantes aux accents surréalistes où la biodiversité et les relations unissant les êtres vivants sont mises en valeur.

grand escargot portant sur son dos un minuscule arbre et un petit oiseau de la taille de l'escargot
©Juliet Schreckinger, Benny and her Hornbill Bird, 2021, 5 x 7 inch.

L’artiste nous incite à recréer un lien avec les êtres vivants, en nous les faisant contempler mais aussi en les dotant régulièrement de noms, qui nous les rendent plus intimes et accessibles : Peter pour le pangolin (Peter the Pangolin and Fable the Sierra Nevada Red Fox), Herman pour le héron (The Midnight Moondance), Lou pour la tortue de mer (Lou the Leatherback Sea Turtle and His Lighthouse) …

Mettre les animaux à l’honneur

La représentation asymétrique qu’effectue Juliet Schreckinger entre nature et humains n’est cependant pas systématique ; et pour cause, l’humain et ses productions sont en réalité très souvent absents de ses œuvres. Les animaux sont fréquemment figurés seuls, sans qu’il y ait besoin de rappeler l’existence d’une quelconque société humaine qui les avoisinerait ; c’est presque comme si l’artiste créait l’idée d’un monde entièrement animal et végétal.

tortue de mer avec une pieuvre dessus qui tient un télescope et regarde les étoiles. Les animaux sont dans le ciel
©Juliet Schreckinger, The Stargazers, 2023, 10 x 10 inch.

Dans The Stargazers, c’est la pieuvre qui tient le télescope par lequel elle cherche à observer les étoiles ; nulle trace d’humains, ceux-ci ont comme disparu. Leur absence corrobore également cette tentative de dés-anthropocentrer notre regard et notre vision du monde en la poussant encore plus loin.

Ses œuvres récentes baignent toutes dans une atmosphère nocturne, tandis que ses œuvres précédentes sont plus lumineuses. On pourrait interpréter ces mondes dénués d’humains comme l’envers de notre réalité, en suivant l’opposition classique jour/nuit, réalité/surnaturel. Une fois que les humains sont couchés, la nature reprend ses droits, et la vie animale et végétale s’éveille quand la vie humaine s’endort. La nuit constitue le moment du rêve, et se révèle parfaite pour ce genre de création imaginaire.

Des œuvres qui racontent chacune une histoire

Une poésie visuelle comme narrative

Les illustrations que réalisent l’artiste vont souvent avec un petit texte narratif : pour The Midnight Moondance par exemple, où l’on voit une baleine voler et des hérons danser (voir ci-dessous). Cette image témoigne du caractère merveilleux (au sens littéral, c’est-à-dire inexplicable, surnaturel, irréel) récurrent dans le travail de Juliet Schreckinger. Celle-ci est attachée à représenter des choses impossibles dans notre réalité, et à jouer avec celle-ci grâce à son imagination.

baleine volant devant la lune, hérons dansant sur elle
©Juliet Schreckinger, The Midnight Moondance, 17 x 17 inch.
« Herman the Heron had always dreamed of being a dancer, but did not believe herons could dance. He would see the longboard surfers dancing along their boards in the waves, and thought there was nothing more beautiful. He would imitate their dances in the sand, swaying to the repetitive sound of the waves breaking against the shore. One night, when he was practicing his dances in the cold sand, he saw a large figure moving slowly overhead. He flew up to it, and saw that it was a sperm whale. "How are you flying? Sperm whales can swim but cannot fly!" asked Herman. The sperm whale replied "Well, how are you dancing? Herons can fly, but they cannot dance! Yet I saw you, doing the most beautiful dances in the sand. And here I am, gliding through the night. I guess I wanted a better look at the moon, it is so glorious this time of night. I swam towards it, and before I even knew what was happening I was flying." Herman was so charmed by the whale, and figured that if whales can fly, herons can absolutely dance. "Come with me, we can get closer to the moon and both do things that were never before possible!" So Herman joined the beautiful old whale, dancing along his back as he had seen so many surfers dance on their longboards. Soon other herons flew up to witness this magical sight, a whale and a bird both doing the impossible under the moonlight. » - Juliet Schreckinger, pour The Midnight Moondance.

La poésie de ses œuvres est donc à la fois perceptible visuellement et narrativement, et cet accompagnement littéraire favorise également l’immersion dans le monde duquel Juliet Schreckinger nous donne un aperçu. L’absorption contemplative et narrative pousse à la méditation chez le∙la regardeur∙euse, qui peut rêver à son tour. Ce sentiment poétique est renforcé par le grand nombre d’œuvres où la lune est figurée, tel un personnage à part entière.

Des fables contemporaines

Cela rappelle également le genre littéraire de la fable, de laquelle le∙la lecteur∙ice peut tirer un enseignement à partir d’une discussion entre animaux, végétaux ou humains, qui éclaire certaines problématiques contemporaines, à la manière des Fables de La Fontaine. Cela n’est donc pas un hasard si le renard roux dans Peter the Pangolin and Fable the Sierra Nevada Red Fox est nommé ainsi…

Juliet Schreckinger fait de ces rencontres entre espèces et milieux des moments d’harmonie, cette notion étant centrale chez elle. En effet, l’on voit souvent représentées ensemble des espèces venant d’endroits très éloignés, qui ne se seraient jamais côtoyées dans la réalité, mais unies momentanément par l’imagination dans une même œuvre et une même étreinte. C’est le cas pour The Midnight Moondance, ou pour Peter the Pangolin and Fable the Sierra Nevada Red Fox par exemple.

renard bondissant au milieu des arbres sous la lune, pangolin accroché à lui
©Juliet Schreckinger, Peter the Pangolin and Fable the Sierra Nevada Red Fox

Un engagement écologique affirmé

L’artiste place souvent au cœur de son travail des espèces en voie d’extinction, comme pour Empty Sea (sur les baleines) et Peter the Pangolin and Fable the Sierra Nevada Red Fox. Cela témoigne d’un engagement pour la biodiversité réel et de l’importance des enjeux écologiques dans l’art contemporain.  En tant qu’artiste, Juliet Schreckinger affirme considérer avoir un rôle à jouer dans la prise de conscience de tels enjeux et dans l’incitation à un rapport plus sain, respectueux et à l’écoute de la nature.

foule de baleines dans ce qui ressemble à des nuages au-dessus de l'eau
©Juliet Schreckinger, Empty Sea, 16 x 16 inch.

Elle rend ainsi un véritable hommage à celle-ci et aux êtres qui la composent. Les histoires qui accompagnent ses œuvres permettent aussi de faire prendre conscience à qui les lit de certaines choses. Pour Stolen Star Dance, l’artiste explique à travers le dialogue de la pieuvre et de l’oiseau la notion de liberté des étoiles, qui ne peuvent être possédées. Elle va donc à l’encontre de l’importance de la propriété privée et du désir occidental et consumériste de tout posséder pour son plaisir personnel, y compris la nature. Elle s’appuie aussi sur la notion d’amitié, dans une conversation qui n’est pas sans faire penser à celle du Petit Prince avec le renard dans le livre d’Antoine de Saint-Exupéry.

pieuvre dans le ciel qui tient un oiseau
©Juliet Schreckinger, Stolen Star Dance, 17 x 17 inch.

Pour d’autres articles sur des artistes qui prend pour objet les animaux dans des œuvres à la technique très spécifique, les broderies délicates de Megan Zaniewski sont présentées ici.

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Lucie Sol
Article écrit par :
Etudiante en Lettres Modernes à l'ENS de Lyon, je suis passionnée par l'art, la culture, la littérature et leur partage. J'aime particulièrement les œuvres qui interrogent des problématiques actuelles majeures comme le féminisme et l'écologie, ou qui questionnent les liens entre images et mots. Je vous souhaite une bonne lecture !

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