L’artiste irlandaise Bebhinn Eilish revient pour Beware! sur son parcours personnel et artistique. Elle nous parle de féminité, de maternité, des liens d’entraide, d’amour et de sororité qu’elle tisse avec sa communauté. Rencontre avec cette artiste à la vision atypique qui honore les femmes et se fait la voix de toute une génération.
Bonjour Bebhinn, merci d’avoir accepté notre invitation. Pour commencer, peux-tu m’en dire plus sur toi et sur ton parcours artistique ? As-tu toujours voulu être une artiste ?
La question ne s’est jamais vraiment posée, en fait. Enfant, dès que j’ai été capable de tenir un crayon, je m’en suis servie pour dessiner. Je le vois comme une sorte de don. Bien sûr, quand il a fallu se spécialiser après le lycée, j’ai choisi d’étudier le design graphique et non d’intégrer les Beaux Arts ! *rires* Je vis en Irlande et c’était plus sage de choisir ce parcours, si on se projette sur une carrière, cette voie me donnait plus d’opportunités sur le marché du travail. Après cinq ans d’études, j’ai obtenu mon diplôme en 2020… l’année de la pandémie. Un comble ! Le contexte n’était pas favorable pour trouver un emploi, par contre j’avais beaucoup de temps libre. J’ai donc pris la décision d’ouvrir le compte Instagram @bebhinn_eilish et je me suis lancée sur les réseaux sociaux.
Qu’est-ce qui t’a amenée à expérimenter avec le dessin ou la peinture en premier lieu ?
J’ai toujours été une illustratrice. Plus jeune, j’ai vite été attirée par les travaux manuels ; ensuite, pendant mes années à l’université, c’était extrêmement important pour moi de faire vivre ces formes d’art et techniques traditionnelles. C’est ce que je préfère. Néanmoins, pour répondre désormais aux diverses demandes de ma communauté [sur les réseaux sociaux, NDLR], je réalise à la fois des œuvres au format digital et des “vraies” peintures. Il faut savoir que ce n’est pas du tout le même temps de réalisation par contre : le digital est bien plus rapide, une pièce me prend six heures environ, alors qu’une peinture sur toile peut demander jusqu’à six semaines !
Dis-nous en plus sur ton processus créatif : une fois que tu as une idée, comment la matérialises-tu ?
J’utilise beaucoup mon téléphone portable, avec son outil Bloc-notes, pour écrire et garder une trace d’un tas de choses : cela peut être des citations ou mes pensées, par exemple des bribes de rêves au réveil. Ensuite, quand je relis ces notes, elles forment des images dans mon esprit. Je ne peux jamais savoir à l’avance où et quand l’inspiration va arriver. Parfois, il est deux heures du matin, je me lève brusquement du lit à la recherche d’une toile et travaille dessus jusqu’au lever du soleil ! C’est aussi inattendu que cela.
Comment décrirais-tu ton “style” en termes d’esthétique, de contenu ?
Disons que, quand on alimente en contenu un compte sur les réseaux sociaux, les gens s’attendent à quelque chose de spécifique. Il faut être presque prévisible dans sa démarche. Personnellement, je trouve que c’est plutôt ennuyant de savoir à l’avance ce que tu vas créer. Voilà pourquoi avoir un style en particulier ne m’intéresse pas. C’est le dernier de mes soucis ! Pourtant, certaines personnes disent que j’en ai un, qu’elles pourraient reconnaître une de mes œuvres parmi tant d’autres. Ce n’est pas mon impression. D’après moi, je n’ai pas de style défini.
Comment ton travail a-t-il évolué au fil des années ?
Ces deux dernières années, il y a eu de gros changements dans ma vie, autant d’un point de vue professionnel que privé. L’un d’eux est que j’ai perdu ma mère. Pendant des années, j’ai considéré que mon rôle, ma raison d’être était de prendre soin d’elle. Quand elle a disparu, tout a volé en éclats : je ne savais plus qui j’étais, ni ce que j’étais censée faire de ma vie. Ce fut un tournant pour ma carrière également. Alors que je cherchais à redonner un sens à ma vie, j’ai ressenti le besoin de “faire pousser” quelque chose. C’est à ce moment-là que je me suis entièrement consacrée à mon art.
Qu’est-ce qui t’inspire en général ? Est-ce qu’il y a d’autres artistes qui t’influencent ou sont des sources d’inspiration ?
Je suis avant tout inspirée par les femmes de mon entourage, j’ai grandi entourée de femmes. Mes deux sœurs aînées, par exemple. On est très différentes pourtant, déjà parce qu’il y a une grande différence d’âge entre nous (+10 ans pour la cadette et +17 ans pour l’aînée). De plus, elles sont toutes les deux devenues mamans — de petites filles ! Leur expérience de la maternité, leur parcours en tant que femme m’inspire beaucoup. Sinon, ma mère était bien-sûr ma plus grande muse. Issue d’une famille très catholique et conservatrice, elle était devenue si libérale, féministe… et païenne même ! Elle a transmis ces valeurs au sein de notre foyer. Je me suis toujours sentie soutenue par elle et par mes sœurs.
Sinon, pour répondre à ta deuxième question, j’aime beaucoup le travail de l’artiste peintre irlando-écossais William Crozier (1930-2011). Son travail est tellement différent du mien. À vrai dire, au début, je détestais son univers ! *rires* Et puis, ça a fait son chemin. Maintenant je suis fan ! Il a beaucoup peint les paysages irlandais, anglais et méditerranéens. C’est assez abstrait et très sombre, il y a quelque chose qui vous attire… Je pense notamment à son œuvre Self-Portrait (1961), où il représente un squelette avec des yeux noirs profonds, comme s’ils regardaient vers l’intérieur… un regard tourné vers soi.
Je pourrais également citer le peintre expressionniste et surréaliste anglo-irlandais Francis Bacon (1909-1992). Alors là, il y a quelque chose ! Je ne sais pas exactement ce que c’est mais j’espère comprendre un jour. *rires*
C’est assez évident que ton art est féministe. Est-ce que tu dirais que l’art a le pouvoir de transformer ? Quels changements aimerais-tu voir dans le monde et pour les futures générations ? Comment cela se traduit-il dans tes œuvres ?
En 2021, il y a eu comme un tournant dans ma carrière avec un dessin, intitulé The Power of Women (Le Pouvoir des Femmes en français). Alors que je n’avais pas spécialement un message à faire passer, une fois cette œuvre mise en ligne, j’ai reçu des mots par dizaines, de femmes qui ont partagé avec moi ce que le tableau leur évoquait — des choses très personnelles, et très différentes les unes des autres. Certains témoignages parlaient de violences sexuelles, d’autres mentionnaient les fausses couches, le rapport au corps, pour ne citer que cela. Chacune avait sa propre interprétation. C’était vraiment puissant car c’était bien la première fois que j’ai vu mon travail exister par lui-même et comme se détacher de ma personne. Je pouvais partager des émotions avec mon public sans nécessairement avoir une intention claire. Du jour au lendemain, j’ai compris que j’avais un nouveau but dans la vie, une nouvelle direction, moi qui étais tellement perdue après le décès de ma mère… À travers mon art, j’étais devenue une voix pour les autres, un moyen pour celleux ayant vécu des expériences traumatisantes de s’exprimer, de libérer la parole et guérir de ses blessures.
C’est une grande chance, j’en suis consciente, mais elle implique des responsabilités. Mon public s’attend désormais à certaines choses, il regarde avec attention ce que je produis ou ce que j’ai à dire.
NB : The Power of Women a été reposté par le compte Instagram @heroinejournal aux quelques 271K abonné∙es. Cette action a contribué à lui donner beaucoup de visibilité.
Comment vois-tu les choses se développer artistiquement parlant ?
Je vois de la connexion, de la sororité et puis j’aimerais parler de sujets encore plus sérieux voire tabous. Bien sûr, je ne veux pas faire peur aux gens, ce n’est pas mon but ; mon travail est aussi drôle et plein de couleurs. Néanmoins, j’ai envie de continuer à provoquer la réflexion, amener les spectateur∙trices à se poser des questions. En regardant l’un de mes tableaux, je voudrais qu’ils ou elles s’interrogent : “Pourquoi je ressens ça ? Qu’est-ce qui me dérange, me titille là-dedans ?“
Je ne veux pas être l’artiste isolée. Au contraire, je veux partager avec mon public, qu’il m’aide à développer ce travail. Je le vois comme un processus collaboratif.
Je voulais te demander quelle œuvre te rend la plus fière au jour d’aujourd’hui mais nous avons déjà un peu répondu à cette question. À moins que tu veuilles en citer une autre ?
Il y a bien une autre œuvre dont j’aimerais parler. Elle s’appelle Escaping Fear ou si l’on cite le titre en entier : If You Fear Getting Hurt, You Will Lose Your Edge (Échapper à la Peur. Si Tu Crains les Blessures, Tu Perdras l’Avantage en français). Pour la première fois, j’avais trouvé le titre avant même de dessiner quoi que ce soit. Je ne m’étais jamais sentie aussi vulnérable avant de partager une œuvre avec le reste du monde. Comme je l’ai dit précédemment, j’ai l’habitude de ne pas parler des événements ou du contexte qui m’ont amenée à créer telle ou telle pièce — je préfère plutôt laisser l’imagination du spectateur∙trice libre de se développer avec simplement, en légende, quelques phrases pour l’inviter à se questionner. Malgré tout, ce tableau résonnait fortement en moi et je ressentais pas mal d’appréhension avant sa publication. Il a été très bien reçu par la communauté. Ça m’a permis de guérir de quelque chose.
Qu’est-ce qui te rend heureuse en ce moment ?
Wow, c’est une question difficile ! Je dirai mon chat. Elle est une constante dans ma vie et je sais que je peux compter sur elle.
Bebhinn Eilish, dans trois ans. Ça donne quoi ?
Je ne planifie jamais à l’avance, en règle générale. Ça m’étouffe. Tout de même, la prochaine étape est de déménager à Lille avec mon compagnon. Je vais donc devoir apprendre le français : souhaite-moi bonne chance ! *rires*
Et bien-sûr, j’espère continuer à créer, sans me prendre trop la tête : ça casse l’ambiance !
Interview réalisée en septembre 2022, à l’occasion d’Exhibitchin, la première exposition de l’artiste en solo au Signal Arts Centre. Traduit de l’anglais.
-> Retrouvez le travail de Bebhinn sur son compte Instagram et sur son site.