Qu’est-ce que la photographie? Il semblerait que Cristina de Middel nous livre une réponse audacieuse à cette vaste question, tant elle fourmille d’idées pour interroger le médium photographique. Avant de procéder à l’opération à cœur ouvert de l’aesthesis (esthétique au sens grec originel, ici, qui fait appel à nos sens mêlant l’onirisme au réel), Cristina tient à nous exprimer son consensus :
« Il est très important de préciser à l’égard de ma photographie que je ne fais que donner mon opinion, j’utilise donc un langage visuel qui n’essaie pas de tromper le public en lui faisant croire que c’est la Vérité ou un enregistrement neutre de “qu’est-il arrivé?”. Je veux croire que le public est suffisamment mature pour voir la différence, il faudrait peut-être arrêter de le traiter comme un bébé qu’il faut protéger et lui donner la responsabilité de décider de ce qu’est un document, ce qu’est une opinion et ce qui est une illustration. »
Cristina de Middel
D’emblée est posée la problématique contemporaine de la lecture visuelle et du spectateur émancipé, nous voila donc avertis. Si l’artiste espagnole, photographe associée chez Magnum, ne nous dorlote pas, elle tient à nous briefer sur notre autonomie en tant que récepteur de photographies, le soi-disant “ça a été” de “l’instant de vérité cristallisé” ne tergiverse plus tant le rôle majeur de la photographie repose dans son processus de fabrication subjectif. Et si la photographe écrit avec la lumière, c’est une kyrielle d’histoires qui se racontent dans l’œil de cette artiste passée par les beaux-arts, qui s’explique la cohésion sociale historique par le témoignage, celui que l’on se raconte… et en photos, s’il vous plaît.
C’est donc confiant que l’on se plonge dans ses récits photographiques, d’un naturel poétique qui bluffe l’œil et laisse intact notre lecture et notre compréhension des phénomènes. On n’a aucun remords à bâtir du rêve et de l’imaginaire, tant ses utopies sont nécessaires pour envisager et modeler notre quotidien. Fables fabulées? Non. Cristina de Middel a fourni un travail remarquable, les mythes qui l’accompagnent et qui nous accompagnent sont les vestiges de notre passage sur terre, et ainsi seulement la photographie peut laisser une trace…
« Je pense que nous nous rapportons toujours au monde selon un récit car, contrairement aux autres animaux, nous avons une perception du temps qui nous permet d’organiser les choses autour d’une chronologie. Nous comprenons ce qu’est une cause et ce qui est une conséquence, ce qui est un début et ce qui est une fin et nous nous représentons par rapport aux histoires que nous nous racontons, à l’aide d’une trame narrative et non d’une accumulation continue de faits. La narration et le récit sont à mon avis ce qui fait de nous ce que nous sommes en tant qu’êtres humains. C’est pourquoi la mythologie est efficace, elle explique nos passions, nos dilemmes, nos faiblesses avec une histoire que tout le monde peut raconter et comprendre et nous permet d’insérer nos existence dans un récit universel. J’utilise la mythologie et les archétypes dans mon travail car ils ouvrent la porte du passage qui va de l’individuel à l’universel et au collectif. Et font de cette petite histoire anecdotique une pièce de plus dans le grand puzzle de l’histoire où nous sommes tous les personnages principaux. »
Cristina de Middel
C’est donc inspiré (et photographié) de “faits réels” que le récit-fiction de Cristina peint et prête un autre destin aux migrations latino-américaines, comme pour nous dire que la perception est une réponse à l’horreur, que la vérité, c’est avant tout de proposer d’autres visions, donc on a éteint notre poste de télévision, qui compare les migrants à la peste et nous pousse à fermer notre porte, puis on a ouvert notre cœur au récit initiatique, à l’épopée contemporaine de “Journey to the Center”, distingués par le prix Virginia et inspirés par la ville des États-Unis “Felicity”, qui est littéralement appelée “le centre du monde” tout en étant traversée par la frontière du Mexique et sa route migratoire. Cette relecture métaphorique du roman de Jules Verne “Voyage au centre de la Terre” démontre que le héros porte une cape seulement lorsque le narrateur a bien voulu lui en prêter une… Et on y retrouve une narration antithétique qui utilise les failles du spectre politico-médiatique, comme pour remettre l’évidence au centre : ce sont bien des histoires que l’on nous raconte, avec d’un côté les misérables migrants et de l’autre les héroïques cow-boys ?
Cristina sollicite notre imaginaire collectif parce qu’il se trouve au fondement de nos opinions, des histoires qu’on nous a racontées et qu’on se raconte, et que la plupart du temps on tient pour vrai. “Le monde nous est présenté avec des titres qui incluent un message sur ce qui est bien et ce qui ne l’est pas, mais prétendent toujours être neutres. L’actualité, les gouvernements, les institutions, à un moment donné, ont commencé à viser à persuader plutôt qu’à informer, et je trouve ça très dangereux, car ils utilisent des outils envers lesquels les gens ont une entière confiance, comme la photographie… Pour éviter cette confusion et pour préciser que je ne dis aucune vérité, j’utilise une imagerie qui ne laisse aucun doute.”
Dès lors, l’imagerie de Cristina se met au service de l’humanisme et fait se rencontrer les arts, la littérature, la photographie et la philosophie et diffuse une lumière bienveillante sur nos récits modernes. Elle livre une lecture aux antipodes de l’utilisation contemporaine de la photographie, opium du peuple, qui voudrait nous faire croire plutôt que penser… Elle voue son œuvre aux fondements, propose notre conscience du monde comme base à la servitude et à l’affranchissement et nous restitue dans un langage sublime une réponse à nos doutes cartésiens. En somme, elle nous livre son chemin pour sortir de la caverne…
« Je vois la photographie comme un outil pour communiquer et partager ma vision du monde, qui n’est pas manichéenne. C’est beaucoup plus de nuances qu’un conflit constant entre le bien et le mal, le vrai ou le faux. La photographie a été utilisée (et est utilisée) comme un outil de propagande pour pousser le public vers de plus en plus de fanatisme et j’essaie d’utiliser le même outil, mais avec la mission opposée. »
Cristina de Middel
Ainsi son œuvre est un rempart de douceur et de compréhension, où elle intègre ses propres doutes et interrogations, ses aspirations… comme dans son projet “The Afronauts“, qui relève de l’impossible, de notre rapport à la fable exotique et aux clichés à travers sa réinterprétation d’un fait réel, celui d’un projet avorté, le programme spatial d’Edward Makuka qui proposait de faire concourir la Zambie à la conquête de l’espace des années 1960. Passé par là, la prose photographique de Cristina a conquis le terrain du “beau” et du “juste”.
Assurément, Cristina de Middel fait partie des grands photographes, tant elle sait poser un ton coloré et juste, poétique et rempli d’humour surréaliste sur notre rapport au monde, à l’art et au vivant. Son œuvre est cruciale d’honnêteté envers l’autre, et pour ça on lui en est reconnaissante.
On va même avoir l’occasion de conter un bout d’histoire avec elle, lors de l’événement Magnum Days à l’école de photo Spéos, au 8 rue Jules-Vallès dans le XIe à Paris, où la photographe nous donne rendez-vous ce dimanche 26 septembre, pour revisiter l’ambiance de nos photos d’anniversaire autour de portraits (seul, en amoureux, en famille…) dans un studio festif et éphémère.
L’occasion pour nous de découvrir trois autres photographes de renom de l’agence Magnum, Alec Soth, Bieke Depoorter et Alex Majoli, qui proposent de nous brosser le portrait. On s’en remet à leur créativité et leur esthétique singulière pour vivre un moment inoubliable !