Leonard Bourgois Beaulieu ou : comment j’ai appris à ne plus m’en faire et à aimer la critique

Image d'avatar de Arthur TerrierArthur Terrier - Le 13 septembre 2016

Qui a dit: « la critique est aisée, mais l’art est difficile »?

Personnellement, je l’ignore, mais j’ai pour certitude que c’est un con, que sa famille de cons lui a enseigné une éducation de con, et que son lignage sera un lignage de petits cons qui ne passeront pas l’hiver. La critique n’est pas fondamentalement aisée. Et je dirais plus encore, que la critique par définition, en tant qu’elle est une extension de l’art intrinsèquement dépendante de l’œuvre, doit être plus rigoureuse que l’art lui-même. Pas d’envoutement, peu de métaphysique, et pas d’émotion dans la critique. A elle, on ne lui pardonne rien.

Mais ce n’est pas ainsi qu’un article débute. Laissez-moi vous raconter plutôt ce qui s’est passé entre le très bon Leonard Bourgois Beaulieu et moi-même.

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Leonard Bourgois Beaulieu

Il y a de cela plus de six mois, je me suis tenté à écrire un article sur sa dernière série A La Chambre. Léonard Bourgois Beaulieu est un photographe expérimenté, formé au Gobelins_ entre autres_, exposé au Grand Palais à l’occasion du Paris Photo 2015,  qui a déjà fait ses preuves, et qui jouit d’un succès mérité.

D’avance je dois vous prévenir : Léonard et moi, sommes d’accord sur le fait que sa série a des qualités, mais nous ne nous entendions pas sur les raisons de l’aimer et sur les raisons de son « efficacité ». C’est alors en véritables Occidentaux que nous nous sommes déchirés. Carnage et Culture.

En tant qu’ami, il m’a semblé plaisant de lui faire parvenir une copie de mon article avant sa publication. Ce dit article m’est revenu sous la forme la plus douloureuse qu’il soit pour un rédacteur : il m’est revenu annoté.

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Dieu que ce jaune m’est insupportable.

C’est alors qu’entre Leonard Bourgois Beaulieu et moi, s’est établi une discussion qui, je pense, mérite d’être racontée, et qui est représentative, voir symptomatique, de la relation compliquée qui lie l’artiste et le critique. Cette discussion aurait pu se dérouler avec n’importe quel artiste, il se trouve que ce fut Leonard Bourgois Beaulieu, et c’est très bien, car cela me donne l’occasion de vous montrer son travail. D’ailleurs, soyez indulgent quant à la qualité grammaticale et orthographique de nos échanges, ils étaient destinés à demeurer privés. Mais bon Dieu, qu’est ce qui peut demeurer privé à notre époque ?
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Intitulé : Leonard Bourgois Beaulieu, une recette pour la tiédeur ; mon article me semble, avec le recul, tout à fait inoffensif. Après une brève présentation, rappelant sa dernière série exposée Noirs Miroirs, j’évoquais son rapport manuel à la photo_ il transforme le polaroid, le gratte, le froisse,_ brisant ainsi le caractère, trop net, trop lisse, trop réaliste en somme du modèle.  En rappelant le médium photographique, en exhibant les câbles et les coulisses, j’estimais que s’établissait une sorte de distanciation avec le modèle :

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Mais le plus polémique est à venir.

J’ai choisi de m’intéresser au travail de Leonard Bourgois Beaulieu à travers  le concept de « tiédeur » , ce qui me semblait correspondre à l’effet voulu.

Extrait de l’article :  Il présente  sa série avec une curieuse volonté : un souci de ne pas identifier, de ne pas genrer. D’ailleurs ses modèles n’ont pas de prénom, pas vraiment d’allure, ils ne sont rien. Ils ne sont pas grand-chose. Tout à fait insignifiants même. Ce n’est pas qu’ils ne font “rien”, ils ne font même pas « rien »…  … Ils ne sont ni chaud ni froid, ils sont tièdes .

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Avec le recul, j’admets que j’ai eu le choix de mots un peu dur, mais je jure que ces mots par ma bouche sortis, n’avaient pas vocation à être péjoratifs. La tiédeur est un sujet très intéressant, qui se situe entre deux états particuliers, et je me suis même pompeusement permis, afin d’apporter de l’eau à mon moulin, de citer l’Apocalypse de Saint Jean :

 “Je sais que tu n’es ni froid ni brûlant. J’aimerais mieux que tu sois froid et brûlant. Ainsi parce que tu es tiède, et que tu n’es ni froid ni brûlant, je te vomirais dans la bouche.” Saint Jean

Alors c’est peut être le catéchisme qui parle, et vrai que toute métaphore utilisant le vomi comme sujet est une mauvaise métaphore. Mais cette citation m’a toujours bien éclaté, je la vois comme une incitation de l’évangile à vouloir absolument nous définir ; opinion que Leonard n’a pas partagé, car plus tard il m’écrira :

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L’article se concluait sur la sensation d’inquiétante étrangeté_ concept magnifique de la littérature allemande nommé Unheimliche_  que j’estime émaner de cette « tiédeur »

 L’être humain sous l’objectif de Leonard Bourgois Beaulieu est comme surpris dans son état initial. Il ne joue pas et ne joue pas à ne pas jouer. Certain que les portraits de Leonard ne soulèvent aucune question, (pourquoi questionner ce qui n’est pas même objet) mais d’une manière secrète dérange.

C’est avec cette idée de secret enfoui que les portraits tièdes et éloignés de Leonard Bourgois Beaulieu se révèlent. Lui-même évoque le « processus rassurant de l’identification humaine”.

Voilà ce que j’ai personnellement déduit de son travail. Mes propres petites extrapolations qui ont toujours souci de respecter l’œuvre analysée, et aussi, d’être attrayant pour le lecteur. Peut-être que sortir un concept freudien ne fut pas ma plus brillante idée, peut-être que je me suis buté en dédaignant les connotations péjoratives du mot « tiède », peut être que j’en ai fait trop par souci d’en faire trop. Où, peut être alors, que tout comme Leonard m’a dit ; j’ai mal deviné.

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En effet, Leonard Bourgois Beaulieu a une perception tout autre de son travail, et c’est justice que de donner un peu d’espace à son opinion. Là où je devinai une série volontairement indéfinie et floue pour exprimer l’idée de tiédeur, l’artiste s’efforçait, en fait, à évoquer l’androgéneité et le genre sexuel.

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Il écrit d’ailleurs à la même période de notre échange:

« Ma dernière série est cela, mystérieuse. Ce sont des personnes dont j’ai aimé le visage. Que je trouve beaux. Ils sont mon opposé avec mon visage. Ils me parlent et me touchent. Ils me font oublier les barrières du sexe, du genre, je me moque de leur sexualité en tant que personne, ces visages me rassurent sur l’ouverture du monde, sur l’autre dimension qui est pourtant là, celle des autres sexes, celle de la différence pourtant commune. Ce sont des visages en apesanteur, au-dessus de nous, car ils ont cédé au relâchement, j’ai toujours senti que l’androgynie était la réunion de deux choses séparées, la femme et l’homme, les deux êtres que l’on veut réunir depuis toujours. Ils le sont dans ces visages. »

Plus encore, mais en anglais :

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Dans nos échanges sur internet,  il évoque la« violence », la violence de la jeunesse quant à ses choix de vie. Il parle d’androgynie, de théorie des sexes, de génération orientée différemment, d’un troisième sexe, ou de pas de sexe du tout. Son sujet est tout aussi riche et complexe que celui qu’à tort, j’ai deviné. Leonard Bourgois Beaulieu n’est pas un de ces artistes qui n’ont rien à dire.

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Oui je sais! Bien sûr que j’ai mal deviné. Mais dois-je pour autant jeter aux corbeaux mon analyse ? Invalidée par l’artiste lui-même, demeure-t-elle ou non pertinente ? Par mail, j’ai essayé de défendre ma paroisse :

 

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Nous n’avions pas l’intention de nous fâcher; nous ne sommes que des gosses après tout. Dans mon coin, je lui ai écrit un brouillon de mail supposé résumer mes propos, mais par manque de courage, je ne pu me résoudre à l’envoyer. Il faut dire que nous ne nous étions pas causés depuis des années, et le bombarder, sans préavis, d’une telle missive aurait été incongru.

 

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Ça débutait par :

J’ai bien reçu ton PDF, et il me met face à une question que je traine depuis quelques articles déjà. Puis je défends mon analyse que j’estime singulière, rappelle ma subjectivité et la multiplicité des interprétations, ajoute qu’il y a tout de même une preuve de respect envers l’artiste que de faire l’effort réel d’analyse. De plus, je dis que l’analyse est une interprétation qui ne peut se baser sur l’idée de justesse, mais exclusivement sur le goût, qu’il est impossible à l’auteur de contrôler ce que le spectateur perçoit et qu’il m’est presque une certitude qu’entre l’intention et l’exécution de l’oeuvre, quelque chose se perd. Et c’est magnanime, que je prêche alors le contraire en ajoutant, qu’en effet, l’artiste ne doit pas être sous le joug de “l’aléatoirité” de mon jugement et de mon humeur,  et que le processus critique est quelque chose de très arbitraire.

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L’histoire se conclue par moi promettant de refaire un papier, mais, moi, en réalité trop vexé, ne fit strictement rien. Dans l’impossibilité de choisir entre ce que l’artiste estime être sa série ou de rester sur mon avis bien arbitraire, je ne fis strictement rien.

Pour ainsi dire, nous nous sommes quittés fâchés.

 

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Noirs Miroirs

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Mais le cas de Leonard Bourgois Beaulieu_ dont je vous encourage au plus vite à vous renseigner sur lui, je parsème d’ailleurs mon article de son excellent travail photo_ n’est pas très problématique et cette fâcherie, si elle ne me permettait pas de parler de toute autre chose, vous aurait été, en temps normal, dissimulée. Car oui, le cas Leonard Bourgois Beaulieu nous permet de nous interroger sur notre place plus que polémique, nous Beware, organe d’information à qualité variable, nous les rédacteurs critiques, et de pourquoi on donne notre avis alors que se la fermer est aussi très bien. 

J’estime que tout œuvre est un postulat interrogatif. C’est un fait qui s’accomplit devant nous. Ça apparait souvent sans trop de raisons, et ça ne nourrit ni ne réchauffe personne une oeuvre d’art. Non, car une oeuvre d’art c’est bien plus profond. On peut s’assoir sur un buste en marbre, autant que sur une chaise ; seule la profondeur de l’objet les différencie. Une oeuvre n’a pas une fonction aussi définie et précise qu’une chaise. Ça, c’est de l’artisanat, c’est des choses créées dans une intention pratique, et ceci est bien plus courant que vous pouvez le penser dans la photographie. Pour exemple : il m’a souvent été demandé de faire un article, sur des photographes qui prennent en photo de jolies modèles, dans une jolie lumière, encadrées bien joliment dans le joli paysage, et assurément que l’on peut écrire ” diantre, ce photographe prend de jolies photos !”. Et si je dois deviner pourquoi cette oeuvre existe, pourquoi quelqu’un a contacté un modèle, pris rendez-vous, booké un après-midi, appelé coiffeur et maquilleur, ramené les lampes à LED et les mandarines, rempli 400 photos sur sa carte SD; je devinerais que c’était pour prendre une jolie photo et sublimer le modèle. Et cela, ils y arrivent très bien. Je pense à Bianca DesJardins et à Jean-Philippe Lebée, qui font du très bon boulot. On en parle souvent sur Beware. Mais lorsque l’art a une fonction et un résultat si bien définis, il n’interroge plus ; il n’intéresse plus. La photo de mode et la photo de book, en cela ne sont pas de l’art, car il n’y a rien à y deviner ; ça a vocation à être joli, et ça l’est. Ça répond au besoin de jolies choses.

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Curieux même que ce type d’art mercantile, d’ordinaire conspué quand il est sous la forme de peinture décorative, de musique commerciale ou de cinéma blockbuster, soit encore respecté dans la photographie. Merde, on m’a bien invité à des vernissages de photos de soirée. En noir blanc. Prisent avec un Iphone. Merde.

Mais si une photo vient m’interroger et m’amène à douter des raisons de son existence propre, ça veut dire que quelque part derrière doit se cacher ce qui est réellement l’art photographique.

Mais vous allez me dire  « on n’est pas con, on n’a pas besoin de critique pour nous montrer ce qui est beau et ce qui laid ». Ceci est vrai et faux à la fois. Vrai d’abord qu’il existe un beau universel et un laid universel. Un coucher de soleil est beau. Un ongle de pied est laid. Nul besoin d’avoir fait de longues études, c’est quelque chose d’inné, que l’on ressent en nous. Or il existe parfois du beau qui peut être laid dans sa signification. Une femme entièrement refaite selon les critères de la beauté admise exprime une laideur vénale et superficielle. Tout comme le visage de femme brulée par l’acide, dont les yeux transpirent de courage, est d’une extraordinaire beauté. Or tout se complique quant à savoir ce que dit ou ce qu’essaye de dire réellement l’œuvre, car ce n’est alors ni l’artiste, ni le critique qui le décident mais la multitude, la majorité d’opinion. Si un artiste fait rire 9 personne sur 10 avec un tableau qu’il voulait pourtant grave, son œuvre est alors une œuvre drolatique. C’est la multitude des regards qui décide du sens d’une œuvre. Triste mais c’est ainsi. Alors le critique tente d’aiguiller la multitude vers un sens parfois plus noble, plus intéressant, et souvent cherche à rendre justice à l’artiste en révélant à tous le sens de l’œuvre dans l’espoir que ce sens devienne celui de la multitude. Le plaisir du critique est de viser juste. Pour exemple avec Léonard Bourgois Beaulieu, j’ai visé à côté.

Mais cette place quasi souveraine de critique est discutable. Cela fait songer à cette fameuse scène de Sacré Graal où des paysans s’adressent au Roi Arthur: I didn’t vote for you. La critique c’est pareil. Et à Beware on est pareil.

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À Beware on a pris le pouvoir d’autorité, façon coup d’État. Mais aucun Roi n’est à l’abri d’une révolution, c’est pour cela qu’on essaye d’être digne du trône, et en échange vous nous faites confiance quant à nos gouts. On essaye de vous faire des analyses conçues, propres, tout en vous épargnant les poncifs métaphysico-poétiques de la critique actuelle. Puis certes on critique, mais c’est souvent plein d’affection, il y a des artistes dont le travail est discutable, mais qui sont honnêtes et qu’on aime bien. Tout dépend aussi de la prétention de l’oeuvre, la critique doit s’ajuster, et ne pas traiter une oeuvre légère avec des critères top sérieux, et vice et versa. Une critique méchante est bien souvent l’oeuvre d’un mauvais critique, ou bien l’artiste évoqué est diablement malhonnête. Il y aura toujours des salauds dans chaque camp.

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Mais parfois la critique se tait : elle se tait là où il n’y a pas d’art et uniquement là où il n’y en a pas. Qu’un travail critique est envisageable et possible sur une oeuvre est le gage de la réalité de cette oeuvre.

Vous trouvez la critique dure sur certains artistes ? Plaignez plutôt l’artiste dont on ne parle pas.

C’est lui le grand perdant. L’art qui ne dit rien, ou qui dit une chose tellement commune, si évidente, si entendue, dit que la guerre c’est mal, que la paix c’est mieux, cet art-là ne mérite pas d’être distingué. J’aime mieux écrire longuement sur des artistes qui me déplaisent, que faire la moindre ligne sur l’artiste qui m’est indifférent. Un bon artiste est un artiste dont on peut discuter, en bien ou en mal.

Mais j’ai déjà que trop parlé, et je ne saurais quitter ce débat, sans vous rappeler l’existence et le travail de Leonard Bourgois Beaulieu, avec qui je ne pourrais demeurer fâché. car après tout Leonard, je te dois bien cet article. Merci à toi.

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