La genèse
L’histoire commence au milieu des années 80, dans le XXème arrondissement de Paris : Romain Gavras (fils de Costa Gavras), Kim Chapiron (fils de Kiki Picasso) et Toumani Sangaré se lient d’amitié en découvrant qu’ils sont nés à la même date, le 4 juillet. Durant leur enfance, ils s’amusent avec la caméra du père Chapiron, sans grande prétention. Coup du hasard, au rez-de-chaussée habite le grand Chris Marker, qui va les suivre de près et servira de « père spirituel ».
Un jour, un inconnu, le jeune Mathieu Kassovitz s’installe dans l’immeuble de Kim (dans lequel Romain s’installera lui aussi quelques années plus tard). Les adolescents observent de loin Kassovitz faire ses courts-métrages, assistent à sa montée en puissance, accompagné de Vincent Cassel et d’Assassin. Quand La Haine sort, c’est le déclic. Ils n’ont plus qu’une envie, celle de tourner. Leur premier film éclot en 1995, Paradoxe Perdu, un court-métrage de science-fiction psychédélique, véritable condensé de violence, de zoophilie et d’idées trash… Uniquement pour le plaisir de choquer ! Ils utilisent alors une caméra fish-eye qui donne du cachet à leur image et « ne fait pas reportage France 3 ». Afin de faire plus professionnels, ils inventent le nom Kourtrajmé (court-métrage en verlan), collé sur les cassettes qu’ils vont distribuer dans leur lycée.
Le bac en poche, ils ne s’arrêtent pas là : Kim Chapiron réalise Saga des Psycho Negros tandis que Gavras s’attaque à Y’en ai marre de courir. Gros succès auprès de leurs amis, tout le monde veut alors rejoindre l’aventure. Mouloud Achour (présentateur de l’émission Clique sur Canal +), 17 ans, qui rêve de devenir journaliste, fait la rencontre de ces « oufs ». Le jeune Olivier Barthelemy, un copain d’école, les rejoint également, en plus d’Alexis Manenti (révélation du film Les Misérables), et bien-sûr Ladj Ly, qui vient de triompher à Cannes, aux Césars et a même représenté la France aux Oscars. Un condensé de talents, aux origines sociales totalement différentes…
Kassovitz, nouvelle star, les suit de près. C’est là qu’il les présente à Vincent Cassel. En 1996, celui-ci reçoit un CD-Rom avec une compilation de tous leurs films. Il aime ce qu’il voit et leur propose de faire quelque chose ensemble. “Ce week-end j’ai l’après-midi de libre, après l’anniversaire de ma mère.” “Ok, ce week-end faisons un film ensemble”, répond Kim Chapiron. Il appelle alors tout le collectif des jeunes vietnamiens de France (dont il fait partie) et quand Cassel débarque, c’est pour se retrouver en caleçon au milieu de dizaines de jeunes vietnamiens, bandeaux sur la tête. Ainsi né Tarubi, l’Arabe Strait 2 : Ladj, Kasso, Cassel, Barth… « On vient chercher Titi ! Mon p’tit frère. »
Avec ce film, commence la trilogie « Les Frères Wanted », qui deviendra culte par la suite. Le manifeste Kourtrajmé va alors naître. Inspiré du Dogme 95, initié par les Danois Lars von Trier et Thomas Vinterberg, ce manifeste est leur vœu de chasteté et ils mettront un point d’honneur à le respecter.
Le collectif s’élargit rapidement, ils sont désormais 134 membres, chacun apporte sa pierre à l’édifice. Chapiron décide d’envoyer des copies de leurs films à tous les festivals possibles. Ils partent en équipe faire le tour de la France, de petites villes en petites villes, à bord d’un minibus. Le public réagit très vite et un éditeur leur propose de faire une anthologie sur un nouveau support, le DVD. En mai 2003 sort donc Seigneur ne leur pardonnez pas car ils savent ce qu’ils font.
Le début du succès
Vincent Cassel, véritable papa de cette famille, les accompagne pour la sortie du film, usant de son image médiatique. Le phénomène prend de l’ampleur, notamment grâce à l’arrivée d’Internet (leur site ira jusqu’à crasher, saturé de visiteurs). Ils descendent à Cannes à 5 ou 6 pour faire la promotion de leur DVD, collent des affiches partout, arrivent à trouver une salle de projection, distribuent leur compilation dans tous les sens, Cassel les présente dans les soirées comme « l’avenir du cinéma français”… Après avoir passé la première nuit sur la plage, ils rencontrent le producteur Thomas Langmann (Mesrine, The Artist…) qui leur laisse sa chambre dans le plus gros hôtel de Cannes, Le Martinez, avec pour voisins Spike Lee et Denzel Washington. Les jeunes sont surexcités, font des batailles de polochons dans les couloirs, commandent pour 15 000 euros de room service ; et ce pendant trois jours ! Attirés par le bruit, les deux stars américaines viennent toquer à leur porte. Face au réalisateur de Do the right thing, leur idole, les jeunes cinéastes s’empressent de montrer leurs films. Impressionnés par leur talent et leur énergie, les deux hommes se diront plus tard « Faut qu’on travaille dur, la relève arrive si tu vois ce que je veux dire. »
De retour à Paris, le collectif ne s’arrête pas là et par l’intermédiaire de Dj Medhi, ils vont être contactés par le crew du Val-de-Marne, Mafia K’1 Fry. Un groupe qui rassemble plusieurs têtes connues de la scène rap des années 2000 : Kery James, Rim’K, Rohff, Mokobé, Demon One… À cette époque, les clips de rap français ont la fâcheuse habitude de ressembler à ceux produits par les « gangsta » américains, à coup de lowriders (voitures qui rebondissent), bimbos aux fesses moulées et chaînes en or. Une réalité qui ne correspond pas à celle vécue par les banlieusards de Paris. Avec cette envie d’authenticité, Kourtrajmé réalise le clip de Pour Ceux, intense immersion au sein des cités d’Orly, de Vitry et de Choisy. On peut y voir Rohff à toute vitesse sur l’A4, Demon One lâcher ses pitbulls sur un type, un autre préparer des Kebabs… Le tout au milieu d’un bordel général en bas des tours HLM. Autant d’éléments vus et revus aujourd’hui, faisant de ce clip un objet important de l’histoire du rap français. Jusqu’au-boutiste, ils décideront de ne pas diffuser le clip sur les circuits normaux et distribueront leurs VHS sous le manteau, contribuant à susciter le mystère, l’envie et donc le succès.
En 2005, Dj Medhi demande à Romain Gavras de réaliser pour lui plusieurs clips pour un album-DVD concept, Megalopolis. Complètement délirants, trash et vulgaires à souhait, ces films sont à l’image de Kourtrajmé : sans concession, sans limites, juste un pur plaisir excessif. Par exemple, dans le clip The Golden Mic, on y suit le parcours d’un looser dégueulasse qui, lorsqu’il reçoit un fameux micro, se transforme en B.I.G français en manteaux à fourrure rose. Génial.
Premier film : Sheitan
Vincent Cassel, toujours aussi proche du collectif, les soutient coûte que coûte. Ainsi, pendant le tournage du film Ocean’s Twelve, réalisé par Steven Soderbegh, il montre à toute l’équipe les films de Kourtrajmé. Anecdote amusante, Soderbergh flashe sur la musique de Tarubi, l’Arabe Strait et contacte le groupe La Caution pour leur demander les droits. Mais Cassel ne s’arrête pas là. Il décide de produire le premier long-métrage de Kim Chapiron, Sheitan. 2006 voit apparaitre sur les écrans un véritable OVNI cinématographique, trash, survolté, kourtrajmesque ! Toute la famille est présente dans cette histoire satanique : Olivier Barthelemy, Vincent Cassel, Romain Gavras, Ladj Ly, Mouloud Achour, Nicolas Le Phat Tan, Oxmo Puccino, Mokobé, Chris Marker, Dj Pone (Birdy Nam Nam), La Caution et la sœur de Kim sont à la musique, les costumes sont confectionnés par la mère de Kim… Leïla Bekhti obtient ici son premier rôle au cinéma et Monica Bellucci fait une apparition en vampiresse magnifique. Une diversité qui fait la force de ce collectif !
Ce film signe d’une certaine façon la fin de l’aventure Kourtrajmé. Les membres vont chacun mener leurs projets de leur côté mais la cohésion et l’esprit d’équipe resteront inébranlables. Chaque parcours est atypique, ne ressemble qu’à eux.
Ladj Ly, cinéaste social
Ladj Ly va prendre une direction plus politique et engagée. En 2007 il sort le documentaire 365 jours à Clichy Montfermeil, brûlot qui retrace les émeutes de 2005. Toutes les thématiques de son futur travail sont présentes ; une colère sourde, une dénonciation des violences policières et de la rage explosive des jeunes de banlieue. Qui se termine par cette phrase terrible : « A Zyed et Bouna, morts pour rien ».
Puis il enchaîne avec d’autres documentaires, dont notamment le faux reportage Go Fast Connexion ou A voix haute : La Force de la parole (nomination au César du meilleur film documentaire), avant de réaliser son premier court-métrage, Les Misérables. Succès à Clermont-Ferrand, nomination au César du meilleur court-métrage en 2018… 2019 sera l’année de la consécration avec l’adaptation en long de ce film : prix du jury à Cannes, quatre Césars… Ladj Ly est aujourd’hui un réalisateur de premier plan qui use de son influence pour promouvoir l’accès à l’éducation de la jeunesse, à travers la création d’une école de cinéma gratuite, sans conditions d’entrée, l’école Kourtrajmé.
Kim Chapiron, cinéaste de la jeunesse perdue
Kim Chapiron, lui, continue sa carrière de cinéma et s’envole au Canada pour réaliser Dog Pound, film à la violence extrême, remake de Scum d’Alan Parker. On y découvre le quotidien de jeunes délinquants dans un établissement pénitentiaire pour mineurs. Dans un style clinique et froid, très loin de ses autres productions, Kim Chapiron dresse le portrait d’une jeunesse désabusée, en perte de repère, qui ne connaît que la violence pour survivre. Des personnages à la détresse furieuse.
Il revient en France pour réaliser La Crème de la Crème (2014), co-écrit avec le scénariste Noé Debré. L’histoire nous montre trois jeunes étudiants de l’école HEC qui organisent un réseau de prostitution. Encore une fois, Kim Chapiron nous parle de la jeunesse en roue libre mais cette fois-ci dans un milieu ultra privilégié.
En parallèle, il se construit une carrière musicale avec le groupe de musique électronique Pink Noise, qui s’occupera d’ailleurs de la B.O du film Les Misérables et recevra une nomination aux Césars. Bien-sûr, Kim s’occupe de la réalisation des clips, toujours aussi percutants et originaux qu’avant.
Romain Gavras, cinéaste provocateur
Romain Gavras, pour sa part, s’est fait connaître après avoir réalisé deux clips qui ont profondément choqués lors de leurs sorties : Stress de Justice (2007) et Born Free de M.I.A. (2010). Le premier montre une troupe de jeunes voyous des cités qui déboulent dans Paris pour répandre la terreur et tout ravager sur leur passage. Hyper violent et hyper réaliste, ce sont 7 minutes de fureur dont vous ressortez complètement essoré. A sa sortie, la polémique étant énorme, Chris Marker était monté au créneau dans une tribune de soutien.
Le second est tout aussi traumatisant : on assiste à un génocide envers les personnes rousses. Des forces armées effectuent une descente dans un immeuble, tabassent sur leur passage et embarquent un jeune roux. Transportés parmi d’autres à bord d’un bus, on les emmène au milieu d’un désert où les attend une terrible course pour la mort.
Son travail de réalisateur ne s’arrête pas là puisqu’il va signer le génial Signatune de Dj Medhi (2007) avec Olivier Barthelemy en star locale d’un concours de tuning, Trankillement de Fatal Bazooka (2007), Bad Girls de M.I.A. (2012), No Church in the Wild de Jay-Z et Kanye West (2012) et enfin le clip à 1 million de Jamie XX, Gosh (2016). Une belle réussite.
En 2008, il accompagne Justice pour leur tournée américaine. 18 mois à filmer tout et n’importe quoi donneront le documentaire A Cross the Universe. Avant tout un film de potes, on passe de concerts en concerts, d’excès alcooliques en scènes de sexe. On fait la connaissance du chauffeur de bus qui récite des versets de la Bible, du manager amoureux des armes à feu, des groupies délurées… Puis on assiste au mariage à Las Vegas d’un Gaspard Augé bien entamé, l’arrestation de Xavier de Rosnay après avoir fracassé une bouteille sur le crâne d’un fan encombrant. La vie de rockstar dans toute sa splendeur. Sans grande originalité, ce film a le mérite de proposer une immersion totale dans la tournée des deux français, “petits frères” des Daft Punk.
Gavras continue également de travailler dans le cinéma puisqu’en 2010 sort son premier film : Notre jour viendra. Reprenant les thématiques de Born Free, Gavras retrace la quête initiatique de deux roux (Olivier Barthelemy et Vincent Cassel) qui combattent le monde et sa morale. Sorte de descendant non déclaré des Valseuses de Bertrand Blier, ce film démoli par la critique française à sa sortie dispose néanmoins d’une indéniable force visuelle.
Enfin, en 2018 il revient avec la comédie de gangsters pop, sur-vitaminée, présentée à la Quinzaine des réalisateurs. Karim Leklou, Vincent Cassel, Isabelle Adjani, Oulaya Amamra, François Damiens et Philippe Katerine se tirent la bourre et se trahissent sur fond de PNL ou de Michel Sardou.
Kourtrajmé à Cannes
Toumani Sangaré a pour sa part réalisé plusieurs clips avant de partir s’installer au Mali, pays d’origine de son père. Il y réalise des documentaires, a créé la série Taxi Tigui et a réalisé en 2019 son premier film, Nogochi, avec Alexis Manenti en rôle principal. Mouloud Achour a continué sa carrière de journaliste et rencontre le succès avec son émission Clique. JR, artiste urbain, a co-réalisé avec Agnès Varda le film Visages, villages et expose des photos gigantesques dans les rues du monde entier…
Bien que Kourtrajmé soit terminé depuis longtemps, les différents membres continuent de s’entraider et de participer aux projets des autres. Il était donc tout à fait normal que tous ensemble ils montent les marches du festival de Cannes 2019 et que tous ensemble ils fêtent cela comme il se doit. Car avant d’être une success story, il s’agit surtout d’une bande de potes qui faisaient ce qu’ils aimaient sans rien attendre en retour.
Dates clés
- Mai 2003 : Sortie du DVD Seigneur ne leur pardonnez pas car ils savent ce qu’ils font
- 2003 : Clip Pour Ceux du crew Mafia K’1 Fry
- 2006 : Sheitan de Kim Chapiron
- FIN du collectif, début des carrières individuelles
- 2007 : Documentaire 365 jours à Clichey Montfermeil de Ladj Ly
- 2007 : Clip Stress de Justice, réalisé par Romain Gavras
- 2010 : Dog Pound de Kim Chapiron
- 2010 : Clip Born Free de M.I.A. , réalisé par Romain Gavras
- 2010 : Notre jour viendra de Romain Gavras
- 2014 : La Crème de la crème de Kim Chapiron
- 2018 : Le monde est à toi de Romain Gavras
- 2018 : Visages Villages d’Agnès Varda et JR
- 2019 : Clique, émission présentée par Mouloud Achour
- 2019 : Les Misérables de Ladj Ly