Dara Scully est une photographe, écrivaine, arbre espagnol qui pousse depuis 1989. Elle protège de son écorce un « oiseau logé dans [son] poumon gauche qui parle de tout ce qui est beau ». Pour cette jeune femme, la photographie est avant tout un moyen d’exprimer une imagination restée en tous points « enfantine ». C’est cette vision naïve du monde qui nous est donnée à voir à travers six séries de photos exposées sur son site (http://cargocollective.com/darascully). La mythologie de Scully est en effet une mythologie qui se nourrit de nombreux codes sociaux et visuels liés à l’enfance (évoluant autour de trois importantes notions: l’innocence, le merveilleux, la peur de l’inconnu). On observe ainsi dans son travail un usage prononcé de colibris, de boutons d’or, de montgolfières. Le chaperon rouge, l’éléphanteau ou le faon, tendent chacun à protéger un pays dans lequel s’est perdue il y a environ cent cinquante ans déjà une certaine Alice. A la différence que la petite fille de ce conte ne cesse de franchir dans les deux sens la frontière entre l’enfance et la réalité– cette dimension inconnue à laquelle ses héroïnes se trouvent confrontées à de nombreuses reprises.
De fait, Dara Scully a une tendance certaine à la morbidité, laquelle est d’autant plus dérangeante qu’elle s’introduit ici dans un univers, celui de l’enfance, dans lequel la mort n’est pas une notion acceptable, valable, où la mort n’existe pas. Pourtant ses héroïnes persistent à errer dans des décors aux accents soudain fantastiques, c’est à dire qui ne les préservent plus du monde réel et les exposent à l’inconnu. Les dédoublements du sujet, les visages dissimulés signalent quant à eux leur folie : ils sont ici la marque d’un dédoublement de la personnalité, d’une perte d’identité, une attaque en somme à l’intégrité de tout ce qu’un enfant pense être intact et immuable. La position horizontale (jeune fille allongée sur le ventre face contre terre) est également de rigueur chez Scully: il est une fois question d’une veillée funèbre assurée par trois oiseaux, une autre fois d’un vol inopiné du petit chaperon rouge. Le sujet est parfois à peine plus grand qu’un oiseau, et le jeune animal qui l’accompagne, s’il lui ressemble parce qu’il est innocent et encore un enfant lui aussi, est pourvu de pouvoirs plus grands ; il la couvre, la protège. Ces scènes sont d’autant plus touchantes et nobles que cette protection est vaine puisque bien souvent, la rigidité du corps présenté laisse peu d’espoir.
Aussi, il y a des moments de grâce, comme dans la série « Little dreamers », dans laquelle l’héroïne peut guérir de la mort, échapper au loup, parler aux ours, voler. L’environnement reste au service de cette grâce: le ciel est souvent maintenu hors du cadre, ou réduit à un coin de photo, et la profondeur de champ est restreinte parce que la nature, chez Dara Scully, doit être vaste et pourtant cloisonnée, secrète. La lumière reste tamisée, vieillie, brumeuse ; il pourrait presque s’agir ici d’une « lumière à l’huile » tant ces photos font penser à de vieux tableaux. Cette douceur des formes et des couleurs entre pour la plupart des clichés en confrontation avec ce qui est représenté.
C’est justement cette balance constante entre la perte de l’innocence et sa conservation que l’on trouve toujours au centre du travail de Scully. Le faon meurt, puis renaît ; le chaperon rouge échappe au loup, puis implore le ciel les mains rougies du sang qui a coulé sur ses cuisses ; le pubis du sujet est tantôt découvert, tantôt lissé ; tout, dans ces clichés, se fait et se défait, dans l’espoir ou la croyance peut-être que les actes, la vie, peuvent être donnés et repris à notre gré. C’est peut-être aussi de cette façon que Dara Scully peut préserver un cœur d’enfant.