Une photographie douce-amère qui côtoie les méandres d’une longue réflexion tout en exprimant le vif, “l’instant décisif”. Ce paradoxe, cette contradiction, Peter Van Agtmael les touchent du doigt, les recadrent, les réinterprètent, bref il les met à l’épreuve. Il photographie la guerre, conscient que l’impérialisme omniprésent l’impose partout et tout le temps. L’éloge du progrès va vite, autour de lui tout est machines de guerre, de vitesse, à perte, et de course aux gains.
Humanité à l’âme marchande, Peter Van Agtmael vous livre un fragment, un éclair, un flash, une réminiscence….
Ce photographe de l’agence Magnum, se tourne vers la photographie en 2006 après l’obtention d’une licence d’histoire à l’université de Yale (en 2003). Il se voue à une lecture visuelle sensible à l’ère ultralibérale qui succède aux attentats du 11 Septembre 2001. Son acuité et sa pertinence dans la lecture des phénomènes lui valent de nombreux prix : Le prix W. Eugene Smith, le Pulitzer Center, World Press Photo… Ses deux premiers livres ” Disco night Sept 11″ et “Buzing at the Sill” sont nommés “Livre de l’année” par le Time, Vogue, The Guardian et le New-York Times Magazine.
Il fait partie de ceux qui à defaut de faire le choix de la postérité et de la gloire prennent le chemin tortueux de la connaissance. Et Peter van Agtmael, a prit le temps de se livrer à travers un entretien exclusif, s’inscrivant dans le sillage des photographes pour qui la conscience de la forme entrelace le sujet photographiant et épouse dans le fond l’être humain dans une étreinte éternelle.
Peter Van Agtmael, la liberté comme mot d’ordre
Beware – Votre travail est une quête perpétuelle pour exprimer “le vrai”, dans le juste sens, votre combat se positionne contre la société marchande et livre à la fois un regard d’initié et “d’outsider”, hors des rouages cycliques du conflit. Quelle est votre propre vision du médium photographique et du Photojournalisme ?
Peter Van Agtmael. C’est une grande question. Je suppose que la réponse évolue continuellement, et c’est plus une vision de la vie qui se retranscrit là plutôt qu’une vision de la photographie. La photographie est simplement le résultat, le moyen. L’essence, c’est l’ouverture et la curiosité, et c’est un combat permanent pour contenir le cynisme et à la fois un effort pour constamment remettre en question mes idées et reconnaître mes erreurs afin de livrer une lecture approfondie de l’Histoire. C’est un dégoût du dogme et de la simplicité, mais également un désir de communiquer et d’atteindre un public, sans jamais diluer ma réflexion dans tout ce processus. Je cultive aussi les mérites de l’autocritique en dehors des émotions satisfaisantes et de l’ego. Et surtout, j’entretiens la dérision sur quelle créature absurde je suis. Mon équilibre tient à mon rapport à la Famille, l’amour et l’amitié. En plus d’une thérapie et de l’usage responsable et occasionnel de substances psychotropes.
Beware – Votre livre “Sorry for the War” donne accès à l’altérité. Ce qui est totalement impossible à travers le prisme “médiatique” et politique, qui aborde la guerre à l’aide d’une mécanique de ” l’ennemi inhumain.” Comment s’articule votre processus de création ?
P.-A – Je me suis intéressé à photographier beaucoup de choses, et pour chaque livre que je publie il y a pas mal d’idées qui se dégage sur le tas, aux différents stades de réalisation. Pour les cinq premiers livres que j’ai faits, j’avais besoin de suivre le fil des raisons pour lesquelles je suis devenu photographe. La guerre a provoqué mon intérêt pour la photographie. J’avais la vingtaine lors du 11 Septembre et des conflits qui lui ont succédé. J’ai eu le sentiment, presque immédiat , que je me rendrai à ces guerres. J’ai même écrit un essai à ce sujet a Yale. Je me demande d’ailleurs où est passé cet essai? Je serai probablement gêné de le lire, mais en tout cas, j’avais une sorte de clarté naïve. Parfois, je suis étonné que ce sentiment se soit avéré être réel, et pas seulement un exercice d’orgueil et d’auto tromperie. Bien que, c’était aussi cela à certains égards. Le 11 septembre et ses conséquences sont devenus un énorme puzzle que j’essaie de reconstituer en temps réel. Une question sur la nature de la guerre et de l’humanité dans toute sa complexité, mais aussi sur les Etats-Unis et leur idéologie, leur histoire, leur hypocrisie, leur beauté et leur étrangeté. À certains égards, regarder les Etats-Unis est un projet éternel. J’aurai toujours plus d’idées que de temps. J’essaie de vivre une vie bien équilibrée, mais je pense que je m’en débarrasserais quand je serais mort. J’essaie d’explorer de grandes idées sous autant d’angles que possible. Avec un point de vue, mais beaucoup d’ouverture possible. (Je pense aussi souvent à la phrase de Bob Dylan: “ll know my song well before I start singing.”)
Je déteste les opinions fortes basées sur des connaissances limitées et pauvre en raisonnements. Malheureusement, c’est ce qui domine une grande partie de la pensée des gens ces derniers temps”
Peter Van Agtamel
Beware – Umberto Eco disait : ” Une civilisation démocratique ne sera sauvée que si elle fait du langage de l’image une provocation à la réflexion et non une invitation à l’hypnose.” Mass Books”, c’est un projet démocratique?
P.-A – C’est une belle citation, mais le but de la démocratie est que vous ne puissiez rien nourrir de force dans un marché libre d’idées et de commerce. Les images provocatrices qui sont aussi sérieuses sont toujours une partie minimale et marginalisée de la culture. Il y a parfois des exceptions à cela, l’image dite “iconique” mais c’est très rare. Donc avec “Mass Books“, nous jouons notre petit rôle pour rendre l’information accessible en créant des livres sérieux à un prix abordable. Habituellement les livres photo sont chers et ne sont généralement achetés que par ceux qui s’intéressent à la photographie. C’est un gâchis terrible. De plus, la conception et l’impression ont largement pris le pas sur un contenu approfondi. Je suis toujours un peu surpris par le niveau général de superficialité dans de nombreux “livres célèbres” contemporains. La photographie documentaire sérieuse est continuellement repoussée à la marge. “Mass Books” est donc une alternative à ces tendances. Avec un marketing intelligent et des prix modestes, vous commencez à toucher les gens ordinaires. Lorsque l’Afghanistan est tombé aux mains des talibans, j’ai publié mes livres en ligne gratuitement au format PDF. J’ai été étonné par le nombre de téléchargements et les gentils messages de personnes du monde entier qui se sont senti engagé envers mon travail. C’est vraiment le genre de choses que je veux continuer à faire. La micro-économie insulaire de la photographie ne m’intéresse guère. Ses échelons de pouvoir sont trop dominés par l’argent, des photos superficielles, des ego ennuyeux et un manque de parti pris qui rend tout ça plutôt embarrassant ! Bien sûr, de très bons travaux remontent encore à la surface, mais ce n’est pas la norme.
Beware – Votre esthétique est un mélange de lyrisme, de réalisme et parfois d’humour. Quelle place a la poésie dans votre travail ?
P.-A – Je veux que l’œuvre soit le reflet de la vie, pleine du pathétique qui la rend belle. Ainsi, les images peuvent être n’importe quoi et essayer d’être tout. Lyrisme, réalisme, humour… Étrangeté, crudité, raffinement. Sérieux, sexy, laid, inconfortable… Intime, détaché, proche et distant. Tout a sa place !
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Pour retrouver le portrait du photographe Ben Brody, co-fondateur de Mass Books, on vous invite à lire notre article.
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