Impossible de les rater, les collages féministes s’exposent partout sur les murs de Paris. Et s’ils sont de nature éphémère, simples feuilles de papier accrochées sur des façades urbaines, des photographes s’organisent pour faire perdurer leurs messages.
Les “collages” apparaissent un peu partout dans Paris. Ces messages engagés, affichés dans la rue, aux yeux de tous, sont rapidement devenus un nouvel outil militant. Le mouvement particulier des “colleur.euse” de Paris s’organise pour se “réapproprier la rue”, espace d’insécurité pour les minorités de genres, et y crier l’injustice du sexisme quotidien. L’homophobie, les violences policières, et bien d’autres sujets de société y trouvent également leurs places.
Simple feuille de papier collée à la pierre, les collages se pérennisent grâce aux clichés des photographes qui suivent l’évolution du mouvement. On a eu la chance de rencontrer Tay Calenda, Léa Michaëlis et Asling Giuliani, avec qui on a discuté de l’intérêt de l’engagement personnel dans la démarche d’un photo-journaliste.
Vous pourriez présenter rapidement votre parcours professionnel ?
Asling : A l’origine, je ne viens pas du tout de la photo. J’ai fait une école de cinéma. Mais peu à peu, je me suis rendu compte que construire une image ce n’était pas pour moi. Je me suis donc intéressée à la photo, j’en fais depuis dix ans maintenant.
Je me suis toujours intéressée à ce qui se passait dans la rue. Pas nécessairement en manifestation, j’ai aussi fait beaucoup de sessions où je prenais des clichés de Paris la nuit. Puis je me suis rapprochée de terrains plus engagés, car ce sont des sujets que je trouvais intéressants pour moi, je pouvais y apprendre une autre manière de faire, je n’étais plus seule au milieu de la rue.
Léa : Je suis 100 % autodidacte, j’ai commencé vers neuf ou dix ans à faire de la photo. Au début, je voulais plus m’orienter vers la mode, mais je trouvais le milieu très sexiste, j’ai arrêté rapidement.
Et, en fait, en arrivant à Paris, le photojournalisme m’a attirée très vite. Je ne viens pas d’un endroit où les luttes sont très présentes, où on milite beaucoup. Et je me suis engagée dans les collages, au début vraiment pour coller. Et puis, à force d’être en retrait, j’ai eu envie de faire des photos des membres du mouvement.
Tay : Je suis italienne, je suis arrivée à vingt ans en France. J’ai longtemps pratiqué la photographie argentique, mais je n’étais vraiment pas très douée. Je me suis donc acheté un appareil numérique, j’ai fait une école et j’ai commencé à travailler dans des studios.
C’était de la photographie de mode, très corporate. En même temps, je suivais les manifestations, je faisais des petits reportages, des stages en presse aussi. Et puis j’ai rencontré les collages, je me suis proposée en tant que photographe. Et là, ça fait deux ans et demi que je fais ça.
Comment vous vous situez entre photographes artistes, photojournalistes et militantes ?
Tay : Absolument pas artistique (rires) ! J’ai vu des gens lier les deux. Mais je trouve que rendre esthétique des moyens de lutte, c’est un terrain très glissant. Il faut réussir à le faire très bien, pour éviter l’effet très cliché. La démarche du collage, ce n’est pas que le slogan, c’est aussi d’aller coller dans la rue, en communauté.
Asling : Si on ne garde que l’esthétique, on a beaucoup de mise en scène. Il y en a qui font ça, qui construisent une image. Forcément, c’est incroyable, parce que c’est dirigé et réfléchi. Bien sûr, on aime tous shooter des images extraordinaires, mais là, on perd un peu la cause. Il n’y a plus le côté documentation.
Léa : Après, on fait un travail esthétique quand on fait de la photo. On réfléchi à l’image. Mais, pour moi, il n’y a pas d’intention derrière l’image, de projet autre que documenter comme font les photojournalistes sur les sujets longs, par exemple. En réalité, on ne sait pas vraiment ce qu’on fera des images après. On se dit qu’on fait de l’archivage surtout.
Tay : Il y a une esthétique aussi dans les collages, dans le sens où il y a des codes forts. Mais il faut faire attention, parfois cette esthétique a été reprise dans des publicités, pour vendre des choses. Et faire du buzz sur le mouvement, je trouve ça irrespectueux. On sait aussi que les collages n’appartiennent à personne, comme on essaie de le répéter à la fondatrice (qui est désormais à la tête d’un autre mouvement militant, NDLR).
C’est un couteau à double tranchant, on reconnaît que Marguerite Stern a beau avoir été la “mère” des collages, il y a tout de même eu une évolution vers quelque chose d’intersectionnel (c’est à dire une convergence des luttes, NDLR). Et c’est cette évolution qui a le plus de succès et qui vibre plus avec le public. Mais après ça, en effet, on peut juger les personnes qui s’approprient le mouvement à des fins commerciales, mais on ne peut pas les en empêcher.
Asling : Et puis, coller des feuilles sur les murs, ça existe depuis que le papier existe.
Tay : Et c’est ce qui fait que c’est repris partout dans le monde aussi. C’est génial.
Est-ce que vous vous êtes d’abord rapprochées des collages en tant que militantes ou en tant que photographes ?
Asling : Avec Léa, on a un parcours similaire. Je suis rentrée en tant que colleur.euse. Et il y a eu une session avec une thématique assez forte, Tay était pas disponible, et je me suis proposée. Et puis j’ai recommencé une seconde fois, et ça a pris.
Léa : J’étais dans un autre collectif avant, et j’avais l’impression de tourner en rond. Je suis tombée sur les collages, j’ai contacté le groupe et je n’ai fait que coller pendant des semaines. Et puis il y a eu une session où j’ai fait des photos sans être venue spécialement pour ça. Et au fur et à mesure, on s’est mises en contact toutes les trois, pour s’organiser. Asling et moi, on jongle entre les fois où on milite et les fois où on photographie, Tay ne fait que de la photo.
Tay : Oui, de mon côté, c’était vraiment pour la photo. C’est ma manière de prêter main forte. À l’poque, je me sentais plus utile en participant à étoffer le compte instagram des collages, avec Pauline Makoveitchoux, qui était la première photographe du collectif. Il y a aussi Bérénice Farges et Clara Dalmasso Caner. Il fallait se coordonner pour les actions et les manifestations organisées par le collectif. Et au-delà de la documentation pure, ça me semblait important de pérenniser les collages, d’archiver et de voir l’évolution du mouvement.
Et la démarche est différente. J’essaie d’avoir du recul, de réfléchir à ma démarche de photographe. Notre point de vue n’est jamais neutre, alors est-ce qu’on essaie de l’être quand même ou est-ce qu’on adopte un angle plus militant, c’est un choix à faire en étant honnête avec soi-même et avec la personne qui regarde. Moi, je préfère être un peu plus indépendante par rapport au sujet. Mais il y a aussi des personnes qui militent et qui prennent des photographies en même temps.
Asling : Et je me demande si ça se ressent dans nos photographies qu’on essaie d’avoir un peu plus de distance, même si on est proches du sujet.
Tay : Parfois, on me prend pour le Service Après Vente des collages (rires).
Asling : Après, comme on est renseignées et qu’on se connaît, on travaille bien ensemble, en tant que photographes, quand on couvre les mêmes événements.
Tay : Oui, parfois, les reporters extérieurs ont des approches plus agressives et c’est compliqué. Mais j’ai l’impression que les nouvelles générations sont beaucoup plus formées à ça, donc c’est assez encourageant.
D’ailleurs, comment se déroulent les relations avec les médias traditionnels ?
Tay : Quand j’ai travaillé avec Télérama, sur un sujet précis, ils ont eu une approche très professionnelle. Sinon, on a beaucoup de demandes de travail gratuit. Pour certaines associations, on peut y réfléchir, mais il ne faut pas oublier que c’est notre métier aussi.
Léa : Surtout avec la photographie de presse web, c’est une vraie galère. Il y a des médias aussi qui utilisent nos photos pour leurs comptes Instagram, souvent après des grosses manifestations.
Tay : Parfois, on n’est même pas créditées, même si c’est illégal. Et puis c’est ironique quand des photographes masculins, qui trouvent un peu par hasard des collages féministes, soient rémunérés par des grandes publications alors que leurs collègues, femmes et activistes, sont oubliées.
Léa : En plus, ce genre de visuels ressortent sur un grand nombre de sujets. C’est dommage que ce soit aussi récurrent, et que les personnes qui font les choix des illustrations soient toujours aussi peu averties.
Comment participez-vous à la visibilité du groupe même, indépendamment des médias traditionnels ?
Tay : Pour le coup, le mouvement s’auto-gère là-dessus. Si demain, on devait arrêter de travailler avec, le compte Instagram serait quand même très actif.
Léa : Les membres participent beaucoup au compte du collectif.
Tay : Moi j’aime beaucoup suivre les collages de témoignages. Quand les victimes ou les proches décident de raconter leurs histoires sur les murs, c’est quelque chose que je trouve particulier. J’aime bien participer à archiver ça, je trouve que c’est très important.
Pour vous, le livre “Notre Colère Sur Vos Mur”, c’était comme un reportage indépendant sur le mouvement ?
Tay : Non, ce n’est pas un livre de photographies.
Léa : Le texte est illustré par des photos. Et on n’a pas vraiment eu de droit de regard sur les choix particuliers.
Tay : Un livre comme ça n’a pas encore été fait. C’était plus des personnes du mouvement qui voulaient témoigner, pas un reportage visuel.
Les sujets abordés par les témoignages, justement, sont souvent très lourds. Est-ce que vous avez l’impression de participer à une sorte de vague de solidarité ?
Léa : Avec la distance de photographe, c’est plus compliqué. Entre les membres, souvent, mais nous, on ne fait que l’immortaliser. Evidemment, on peut être émues, mais on essaie de ne pas perturber ces moments. On est renseignées, et parfois concernées, donc on essaie de faire ça avec beaucoup de respect.
Tay : Souvent, on connaît les personnes, les sujets abordés. Et il y a des choses qu’on comprend sûrement mieux en étant renseignées sur le sujet des violences faites aux femmes et aux minorités de genre. Pour moi, je suis solidaire, mais avec du recul, je participe à immortaliser.
Et puis il y a la question de la sécurité aussi, je sais que c’est plus safe d’avoir une caméra. Quand elles se savent filmées, les personnes extérieures ont moins tendance à venir embêter les militantes. C’est encore une sorte de solidarité tacite.
D’ailleurs, la première fois qu’on a collaboré toutes les trois, Léa collait et je filmais, et un bonhomme nous a tenu la jambe pendant trente minutes. C’était incroyable, même les habitants aux fenêtres étaient abasourdis. Léa lui a fait la morale, moi, j’ai filmé et le soir Asling a “flouté” son visage sur les vidéos.
Asling : C’est ça qui fait aussi une sorte de solidarité. Chacun apporte sa pierre à l’édifice, même dans les moments durs. On apporte tous ce qu’on peut, là, c’était de l’entraide technique, mais dans les moments de tensions, même dans les désaccords, on continue à travailler ensemble.
La pédagogie est un des objectifs des collages. Comment vous faites pour arriver à le relayer dans vos clichés ?
Tay : Pour moi, ce serait plus montrer l’exemple. Montrer qu’il y a des personnes qui sortent, qui collent des slogans, qui s’organisent pour contester. Il n’y a pas qu’un seul but aux collages, mais la contestation en est un principal. C’est aussi pour ça que je pense qu’il faut que les collages soient très accessibles, faciles à comprendre.
Mais la pédagogie, c’est aussi très limité, à mon sens, c’est surtout la dénonciation qui prime. Porter des sujets de débats dans l’espace public, c’est très fort.
Léa : Et nous, on fait un peu le relai du mouvement. On fait de la photo de presse, surtout, donc on contextualise chaque cliché. On explique un minimum quand le collage a été fait, par qui, avec quel message en particulier.
Et on poste sur Instagram, mais c’est très limité. Par exemple, après une manifestation, tous les photographes postent en même temps. Donc les personnes devant leurs écrans défilent toutes les photos sans vraiment les regarder. Ma priorité n’est plus dans la rapidité, je me tourne plus vers la presse maintenant.
Et pour conclure, quels sont vos photographes de référence ?
Asling : Sans hésiter, Tay Calenda ! (rires)
Tay : Laurence Geai, de mon côté. Letizia Battaglia également, c’est une photographe italienne qui faisait des reportages en Sicile. Et Gabriele Micalizzi aussi.
Léa : Chloe Sharrock, un peu comme Laurence Geai et qui collabore avec le Monde.
Asling : J’aime bien le compte “J’explore Ton Jardin” (Benjamin Guillot-Moueix, NDLR). Pour moi, il fait vraiment partie des reporters français qui créent des liens avec les pays qu’il couvre, surtout maintenant qu’ils sont devenus des zones de conflits, comme le Liban par exemple. C’est une démarche très respectable, je trouve.
Léa : D’ailleurs, Teresa Suárez c’est un peu la même chose.C’est une spécialiste de l’Ukraine, son travail est incroyable et pareil, niveau déontologie, c’est très réfléchi.
Tay : Et sinon il y a Marin Driguez aussi. Il est très très fort, son travail sur les hôpitaux est très interessant.